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Aaron Swartz, martyr de la libre circulation des connaissances ?

Le sociologue Antonio Casili fait d'Aaron Swartz le "suicidé de l’édition scientifique commerciale".

Le sociologue Antonio Casili fait d'Aaron Swartz le "suicidé de l’édition scientifique commerciale". - -

Le suicide du jeune génie de l'Internet a provoqué de nombreuses réactions dans la presse spécialisée. Pour certains, il a payé de sa vie son combat contre les barrières créées par les éditeurs commerciaux.

"Le procureur, un tyran". La plupart des commentateurs n’imputent pas directement le suicide d’Aaron Swartz à ses problèmes judiciaires, mais tous leur attribuent une certaine part de responsabilité. En accusant, dans un billet, le procureur d’avoir persécuté le jeune activiste, Lawrence Lessig, juriste et professeur de droit à la notoriété internationale, en fait le premier martyr de l’Internet libre.

Aaron Swartz était plus considéré comme un militant que comme un développeur. Du haut de ses 26 ans, il était l’un des plus grands défenseurs d’un Internet libre, collaboratif et transparent, dans lequel les connaissances circulent en totale liberté.

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Le cofondateur du réseau social à succès Reddit (et, à 14 ans, collaborateur à la création du système RSS, voir photo) a contribué à créer la licence Creative Commons, qui régit les droits d’utilisation d’images libres sur Internet, et militait pour l’Open source, soit l’ouverture et l’exploitation libre des codes des logiciels. Il s’est battu contre les projets de loi Pipa et Sopa, mais aussi contre le Patriot Act et pour la légalité de Wikileaks.

Désobéissance civile

Le FBI avait déjà enquêté sur lui pour avoir, en 2008, récupéré et publié 20% de la base de données Pacer (Public Access to Court Electronic Records), le service de publication des décisions de justice américaines, d’accès payant. Il avait profité d’une courte période d’accès gratuit pour télécharger et mettre en ligne automatiquement tout le contenu qu’il avait pu. L’opération s’était soldée par un non-lieu. Il appelait cette action de désobéissance civile la "Guerilla Open Access".

Dans cette logique, il s’est attaqué à Jstor, le service payant d’hébergement de travaux universitaires, qui recèle une masse de connaissances phénoménale… mais soumises au droit d’auteur. Le MIT ayant un abonnement au service, Aaron Swartz y a caché un ordinateur branché sur le réseau afin de télécharger les articles un à un. Il s’est fait arrêter là-bas après qu’un employé de l’université a découvert l’ordinateur caché sous un carton.

35 ans de prison et 1 million de dollars

Aucun document n’a été publié et Jstor a cessé ses poursuites, lançant même une opération de gratuité qui permettra aux utilisateurs de lire librement trois articles toutes les deux semaines. Mais le MIT n’a pas abandonné les poursuites, laissant le procureur poursuivre l’action.

Aaron Swartz risquait 35 ans de prison et 1 million de dollars de dédommagement, pour les treize chefs d’inculpations retenus par le procureur.

La nouvelle de sa mort a retenti sur les sites spécialisés dans un élan unanime : le Web libre est en deuil. "RIP", titre Cory Doctorow, rédacteur en chef de BoingBoing. Kevin Poulsen, de Wired, écrit "On dit souvent, lorsqu’un proche meurt, que le monde devient plus pauvre à cause de cette perte. Avec Aaron Swartz, on peut dire que ce n’est pas un sentiment, c’est littéralement vrai."

"Le comportement du procureur est absurde"

De grands noms de l’Internet ont exprimé avec émotion leur reconnaissance envers son travail, comme Lawrence Lessig, l'un des spécialistes les plus écoutés du droit d’auteur et du développement mondial d’Internet.

Alors qu’il ne soutenait pas son opération de désobéissance civile contre Jstor, il ne comprenait pas pour autant la procédure lancée contre le jeune génie : "Le comportement du procureur est absurde. […] Celui qui dit qu’on peut faire de l’argent avec des écrits académiques est soit un idiot, soit un menteur. […] Aaron n’a jamais rien fait dans sa vie pour ‘faire de l’argent.’"

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Tim Berners-Lee, ni plus ni moins l’homme qui a inventé le Web, dit, sur un forum : "Nous avons perdu un mentor, un aîné avisé. […] Allons tous pleurer." Brewster Khale, créateur d'Internet Archive, l'appelle carrément "héros".

Pour lui rendre hommage, la communauté de chercheurs dédiés à sa cause ont lancé l’idée sur Reddit de libérer l’accès aux œuvres en leur possession. Le chercheur Patrick Socha a ainsi lancé PDFTribute, qui référence déjà près de 1.500 fichiers de travaux de recherche. Le hashtag #pdftribute, sur Twitter, a déjà rencontré le succès.

"Grotesque échec de la justice"

Alors que le MIT, faisant amende honorable, lance une enquête sur la procédure, une réponse plus agressive n’a pas tardé à venir… des Anonymous, qui ont hacké la page d’accueil du MIT ce 14 janvier. Ils demandent à ce que cette tragédie serve de base à une réforme de la répression des crimes sur Internet, de la propriété intellectuelle, et appellent à la stricte neutralité du Net.

Pour eux, le gouvernement est responsable par l’image d’un "grotesque échec de la justice, une ombre déformée et perverse de justice" qu’il a donné. Les hackers précisent néanmoins qu’ils ne portent pas la responsabilité du drame sur le MIT.

La famille d’Aaron Swartz ne prend pas ces précautions : "La mort d’Aaron n’est pas simplement une tragédie personnelle. C’est le produit d’un système judiciaire criminel, avec intimidation et abus et persécution. Les décisions faites dans le bureau du procureur et au MIT ont contribué à sa mort."

S'il y a un lien entre le suicide d'A. Swartz et les poursuites dont il faisait l'objet, il sera le premier martyr du Domaine public.
— S.I.Lex (@Calimaq) January 12, 2013

"Le suicidé de l'édition scientifique commerciale"

Dans une tribune publiée sur le Huffington Post, le sociologue Antonio Casili veut avancer prudemment : "Je ne sais pas si on peut faire d'Aaron Swartz le "martyr" d'une lutte pour la libération des biens communs de l'intellect humain du joug commercial." Relativement inconnu du public, il était dépressif, et l’avait même décrit sur son blog il y a quelque temps.

Il n’empêche que cette mort "jalonne et se fait miroir d'un processus historique de prise de conscience de l'étendue et des conséquences politiques et sociales de l'exploitation commerciale de la recherche publique".

A une nuance près, le sociologue fait tout de même d’Aaron Swartz le "suicidé de l’édition scientifique commerciale".