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Le magazine Playboy vient-il de tuer le Web?

Le logo de Playboy superposé au drapeau de l'UE

Le logo de Playboy superposé au drapeau de l'UE - BFMTV.com

La Cour de justice de l'Union européenne a rendu un arrêt limitant la publication de liens vers des contenus illégaux.

Si vous voulez partager l’adresse d’un site de streaming avec des amis, il va falloir songer à le faire avec discrétion. C’est une partie des conséquences de l’arrêt rendu par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) le 8 septembre dernier.
Il fait suite à une plainte déposée aux Pays-Bas contre un site Web baptisé Geenstijl par l’entreprise Sanoma, éditeur de la version hollandaise du magazine Playboy. Un conflit autour de droits d’auteur qui pourrait avoir de grosses conséquences sur notre manière de se balader sur le Web.

L’affaire remonte à 2011, lorsque Geenstijl publie un article incluant un lien vers un site australien. Sur ce dernier, des photos érotiques de Britt Dekker, une célébrité hollandaise. Les clichés étant destinés à paraître exclusivement dans Playboy, leur publication sur le Web était illégale. Mais le magazine érotique ne s’est pas attaqué qu’au site australien. Il reproche aussi à Geenstijl d’avoir créé un lien hypertexte vers la page en question. Sans avoir publié le moindre contenu illégal, Geenstijl se retrouve devant les tribunaux. La Cour de cassation des Pays-Bas a demandé à la Cour de justice de l'Union européenne de donner sa position. Ce qu’elle a fait, en faveur de Playboy.

Les internautes présumés de bonne foi

Pour la CJUE, Geenstijl n’aurait pas dû publier ces liens pour plusieurs raisons. D’abord, car Playboy lui a demandé à plusieurs reprises de les supprimer. Le site savait donc que la publication des images ne respectait pas le droit d’auteur. Ensuite, car il s’agit d’un site à but lucratif qui pourrait être amené à gagner de l’argent aux dépens de Playboy. Et la Cour distingue plusieurs cas de figure, selon la personne ou l’institution qui publie un lien vers du contenu illégal.

Pour la Cour, “il convient ainsi, lorsque le placement d’un lien hypertexte vers une œuvre librement disponible sur un autre site Internet est effectué par une personne qui, ce faisant, ne poursuit pas un but lucratif, de tenir compte de la circonstance que cette personne ne sait pas, et ne peut pas raisonnablement savoir, que cette œuvre avait été publiée sur Internet sans l’autorisation du titulaire des droits d’auteur”. Autrement dit, un internaute qui publie un lien vers un contenu piraté n’est pas censé connaître son caractère illégal et est présumé de bonne foi.

Mais cette protection a ses limites. Par exemple s’il est averti par les titulaires du droit d’auteur. Il entrera alors dans l’illégalité. Concrètement, un internaute publiant un statut Facebook du type “Cliquez là-dessus pour voir gratuitement PSG-Arsenal” pourrait être poursuivi dans la mesure où la tournure de sa phrase souligne le caractère illégal du contenu. Celui qui partagerait le lien d’un clip publié sans autorisation sur YouTube serait davantage protégé dans la mesure où un simple internaute n’est pas censé connaître l’existence de toutes les chaînes officielles de la plate-forme de vidéo.

Une menace pour la liberté d'expression?

En revanche, la Cour considère que les sites à but lucratif - comme les médias - peuvent “s’assurer que l’œuvre concernée n’est pas illégalement publiée sur le site auquel mènent lesdits liens hypertexte”, considérant qu’ils ont les moyens - et le devoir - de vérifier qu’ils ne renvoient pas leurs lecteurs vers du contenu illicite. “Une porte ouverte à la criminalisation des liens” note Olivier Iteanu, avocat spécialiste des technologies de l’information. Et une entrave potentielle à la liberté d’expression.

Cette dernière notion n’est pourtant pas absente de l’arrêt de la CJUE, qui reconnaît “qu’Internet revêt effectivement une importance particulière pour la liberté d’expression et d’information [...] et que les liens hypertexte contribuent à son bon fonctionnement”. Mais la conclusion de la Cour n’est pas pour autant favorable au site Geenstijl. Il faudrait donc savoir à quel moment un média peut invoquer cette liberté d’expression.

Si l’auteur d’un article peut vérifier le contenu des liens qu’il intègre, Google publie automatiquement des millions de liens chaque jour en réponse aux recherches des internautes. Son activité étant à but lucratif, le géant américain pourrait-il être poursuivi pour renvoyer les internautes vers des contenus illégaux? Pour le moment, il est encore difficile de l’affirmer. Mais la logique est désormais inversée. “Jusqu’à maintenant, c’était celui qui cliquait qui était responsable. Désormais, c’est celui qui met le lien à disposition” explique Alain Bensoussan, avocat en droit de l’informatique. Simple “pancarte numérique” censée indiquer la direction d’une page Web, le lien hypertexte pourrait donc perdre sa neutralité, et devenir un contenu en soi.

Favorable aux ayants droit, l’arrêt rendu par la CJUE élargit considérablement les possibilités de poursuites contre les internautes - pas toujours protégés, et les médias. Les sites indexant des séries de liens vers des films piratés - de type Torrent - sont également visés d’un peu plus près. Mais ces derniers sont habitués à jouer au jeu du chat et de la souris. Pour les autres, il faudra peut-être prendre de nouvelles précautions.

https://twitter.com/GrablyR Raphaël Grably Rédacteur en chef adjoint Tech & Co